Violence subtile
Récemment, dans une association de bénévoles, j’ai été le témoin d’échanges verbaux qui m’ont donné l’occasion d’étudier en détail une situation de violence relationnelle. Comme les progatonistes étaient des personnes généralement plutôt bien éduquées, qui savaient faire au moins semblant de respecter leur vis-à-vis, la violence passait totalement inaperçue aux yeux de personnes non averties. De fait, certaines des personnes présentes — en particuliers celles qui n’étaient pas directement impliquées dans le conflit — n’ont rien vu, rien compris. Aucune injure n’a été proférée, les échanges semblaient courtois et policés. Pourtant, la violence était bien là. Certains regards méchants en disaient long, tout comme les gestes nerveux de certaines personnes. Quant à la personne directement concernée, je l’ai interrogée, elle ressentait, en elle-même, une intense colère. C’est pourquoi je pense que l’on peut parler de « violence subtile ». Je n’avais encore jamais pu observer une telle scène de mes propres yeux, en live.
Sachant que c’est une situation qui se produit régulièrement, que ce soit dans les familles, dans la vie associative ou dans les entreprises, je pense qu’il vaut la peine que je livre une analyse quelque peu fouillée des mécanismes psychologiques qui sont à l’œuvre.
La scène se passe dans une salle de réunion. Ce qui est piquant et ironique, dans le contexte, c’est que l’association qui se réunit ici et qui sert de terreau à la scène violente est une association qui prône des valeurs élevées et qui se considère comme un aréopage de personnes « à l’écoute », « compatissantes », « bienveillantes » et ainsi de suite. Dans la situation de difficulté interpersonnelle dont il est question, il y a une personne et son vis-à-vis.
La personne dit : « Il s’est passé ceci-cela. Je ne me suis pas senti respecté. »
En principe, devrait s’ensuivre une démarche dans laquelle la personne serait écoutée et où l’on irait à la rencontre de son besoin d’être respectée, s’agissant d’un besoin aussi fondamental que celui de manger ou de boire.
Mais dans la situation réelle, ce qui s’est concrètement passé, c’est exactement le contraire ; au lieu que la personne soit entendue, c’est pratiquement tout le groupe qui a usé de toutes sortes de stratagèmes et de pirouettes intellectuelles pour éviter d’entrer en matière sur le fond de la question — à savoir : est-ce que la personne avait éventuellement de bonnes raisons de ne pas s’être sentie respectée ? Ce fut une vraie belle démonstration d’un phénomène de narcissisme collectif : le groupe a évité de se remettre en question, afin de pouvoir continuer à croire à son mensonge intérieur « nous sommes un groupe de personnes respectueuses et à l’écoute des autres ».
Comme il s’agit d’un cas d’école, je vais considérer en même temps des choses que j’ai entendues à cette occasion et des choses que j’avais déjà eu l’occasion d’entendre dans d’autres situations très semblables. Nul doute que cela vous rappellera des situations auxquelles vous avez été vous-même confronté.
Exemple A
Une manière de ne pas entrer en matière, c’est de dire à la personne : « mais tout cela, c’est du passé. Il faut vivre dans le présent et regarder en avant. Il ne faut pas ressasser les vieilleries. »
Exemple B
Une autre manière d’esquiver le reproche de non respect, c’est de dire à la personne : « si tu es touché, c’est que tu as un problème avec ton ego. »
Exemple C
Une troisième dérobade, c’est d’opposer à la personne : « c’est ton ressenti. Ce n’est pas le mien. »
Exemple D
Quatrième manière de ne pas entendre : « Tu es dans l’émotionnel. » Sous-entendu : « Si tu n’étais pas aussi émotif, tu verrais que tu as tout faux. » Ou alors « Quand ton émotion sera calmée, tu réaliseras que ton ressenti est tout faux. »
Exemple E
Pour prévenir les réponses des examples C ou D, la personne peut choisir de dire, en personne affirmée : « Il s’est passé ceci-cela. Je considère que ceci-cela, c’est un manque de respect envers moi. » À quoi le vis-à-vis rétorque « c’est ta vision des choses. » — le sous-entendu étant : « il y a autant de points de vue différents que de personnes. Alors ce n’est même pas la peine d’en discuter. »
Exemple F
Comme dans l’exemple E, la personne dit « il s’est passé ceci-cela. J’estime que ceci-cela, c’est un manque de respect envers moi. » Et on lui répond : « tu es dans le mental ! » Sous-entendu : «Tu te fais des idées, tu imagines des choses. La réalité c’est une chose, ton mental, c’en est une autre. »
Observations
Nous venons de voir six manières de ne pas entendre une personne qui pointe du doigt un manque de respect à son égard. Chacune de ces manières constitue une non-entrée en matière et devient un supplément de manque de respect vis-à-vis de la personne. On peut appeler cela de la violence subtile, en particulier lorsque c’est répétitif et que les vis-à-vis usent et abusent de ce genre de stratagèmes oratoires.
L’aspect « stratagème » se révèle dans le fait que, dans chaque cas, le vis-à-vis détourne la discussion en énonçant soit des vérités, soit des demi-vérités, mais qui sont hors-sujet :
- en A : les faits rapportés sont effectivement du passé.
- en B : il est possible que la personne ait un problème d’ego ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit.
- en C : c’est vrai, la personne rapporte son ressenti.
- en D : c’est vrai, la personne a des émotions.
- en E : c’est vrai, la personne donne son point de vue.
- en F : c’est vrai, dire « j’estime que… », c’est rapporter le résultat d’une opération mentale.
Et alors ? On ne doit pas parler du passé ? On n’a pas le droit d’avoir un ego ? On n’a pas le droit d’exprimer son ressenti ? On n’a pas le droit d’avoir des émotions ? On n’a pas le droit de donner son point de vue ? On n’a pas le droit d’utiliser son intelligence ? Répondre oui à n’importe laquelle de ces six questions, et considérer que c’est une raison pour ne pas se parler, c’est cautionner cette forme de violence subtile qui consiste à ne pas entendre ce qu’une personne a à dire, tout en lui envoyant des messages disqualifiants. C’est lui refuser la parole. C’est lui refuser le droit même d’exister en tant que personne valable pour la relation.
En vérité, il est fondamental de reconnaître à tout être humain un droit inaliénable à :
- évoquer des événements passés afin de vérifier si tout s’est passé correctement, sur le plan pratique comme sur le plan humain ;
- avoir un ego sain ;
- parler de son ressenti ;
- parler de ses émotions ;
- donner son point de vue ;
- dire ce qu’elle pense.
Il paraît évident que, lorsque quelqu’un évoque un manque de respect à son égard, cela doit allumer quelque part en nous un signal d’alerte qui dit « attention, quelque chose de sérieux est possiblement en train de se passer ou s’est passé » et que l’on ne peut humainement pas ne pas entrer en matière. C’est justement une question de respect vis-à-vis de la personne. Ne pas entrer en matière, c’est manquer de respect à la personne.
Analyse et explications
Nous allons explorer les raisons qui peuvent pousser une personne ou un groupe à ne pas entrer en matière sur une question aussi sérieuse que le manque de respect.
La défense du moi
Pour le vis-à-vis, entrer en matière dans une discussion visant à établir s’il a oui ou non fait montre d’un manque de respect envers la personne, cela revient à faire face à l’éventualité de devoir reconnaître qu’il a fait une erreur ou qu’il a fauté, d’une manière ou d’une autre. C’est faire face à l’éventualité de constater qu’il n’est pas aussi parfait qu’il voudrait l’être, qu’il croit l’être ou qu’il voudrait apparaître. Ce qui constituerait une remise en question de l’idée qu’il a de lui-même.
On voit que refuser cette remise en question — ou l’éventualité-même de cette remise en question —, sur le plan psychologique, c’est une défense. L’individu défend, pour lui-même, l’idée qu’il a de lui-même. Comme il s’agit bien de l’image qu’il a de lui-même, on parle de défense narcissique, en référence à Narcisse, ce personnage de la mythologie grecque qui était tombé amoureux de son propre reflet dans une fontaine.
Mon point, ici, n’est pas de détailler les différentes formes ou les différents degrés d’intensité des défenses narcissiques. Je voudrais juste mentionner deux choses, au passage.
La première c’est qu’il y a un rapport entre la maturité psychologique et les défenses narcissiques. Un être vraiment adulte sait très bien que la perfection n’est, au mieux, qu’un idéal à atteindre et que paraître parfait est une quête complètement vaine. C’est pourquoi l’on peut dire des personnes empêtrées dans des problématiques narcissiques qu’elles ne sont pas tout à fait adultes, sur le plan psychologique. Elles ont encore, au minimum, une part immature dans leur personnalité.
La deuxième chose, c’est que, malheureusement, c’est une problématique extrêmement répandue. Il est difficile de donner des chiffres, notamment parce qu’il est difficile de définir le seuil entre un « niveau acceptable de narcissisme » et un « narcissisme exagéré ». Mais en observant autour de nous et en étant attentif à tous les signes évocateurs du narcissisme, on peut dire qu’en tout cas la moitié des personnes que nous côtoyons présentent une problématique narcissique, à un degré ou un autre. Et l’on peut dire qu’environ une personne sur dix présente une problématique narcissique si importante qu’il est pour ainsi dire impossible de s’entendre avec elle, dès qu’une difficulté survient. Avec ces personnes, même la CNV (communication non violente) ne permet pas de résoudre les conflits. Tout au plus arrive-t-on à un appaisement — ce qui n’est déjà pas si mal. Mais il est impossible de leur faire admettre une erreur et, par là, d’obtenir qu’elles envisagent de revoir leur manière de fonctionner.
Le narcissisme collectif
De même qu’un individu peut avoir de la difficulté à remettre en question son image, un groupe peut avoir exactement le même genre de difficulté. Le groupe a une certaine idée de lui-même, de ses qualités, etc. et peut refuser de remettre en question son identité. C’est ce qui explique, par exemple, que lorsqu’un employé se plaint de harcèlement auprès de sa hiérarchie, il a extrêmement peu de chance d’être entendu. Ou alors il est entendu, mais sans suites. La hiérarchie n’entreprend absolument rien pour mettre un terme au harcèlement. Parce que, mettre un terme au harcèlement, cela impliquerait, pour l’entreprise, qu’elle reconnaisse qu’elle abrite en son sein un individu malfaisant ; ce qui, pour elle, constituerait une atteinte narcissique.
Comme pour les individus, on peut évoquer une notion de « santé mentale » ou de « maturité psychologique » en ce qui concerne les sociétés ou les groupes humains. Un groupe sain devrait pouvoir se remettre en question. Mais bien souvent, le groupe n’en est pas capable et l’on peut alors considérer que le groupe n’est pas vraiment sain — ou pas vraiment adulte — sur le plan de son développement psychologique.
Un groupe ou une société ne peut pas avoir un niveau de développement supérieur à la moyenne des individus qui les composent. Le besoin d’appartenance est un besoin extrêmement bas dans le développement psychologique. Un individu adulte devrait dépasser ce besoin-là. Ou du moins parvenir à s’identifier à un groupe plus large que sa famille ou la société dans laquelle il travaille. C’est pourquoi les sociétés qui insistent pour que leurs employés se vêtent d’une certaine manière, parlent d’une certaine manière et s’identifient à elles, sont en fait des sociétés immatures et narcissiques. Il ne faut pas s’étonner de rencontrer d’énormes difficultés relationnelles dans de telles sociétés. En fait, tout va ensemble : des individus immatures composent une société immature ; laquelle société immature sera incapable de se remettre en question ; des individus immatures entretiendront régulièrement des jeux de pouvoirs ; les jeux de pouvoir créeront régulièrement des situations de maltraitance ; la société immature sera incapable de se remettre en question et elle laissera les jeux de pouvoir prospérer en son sein.
En pratique
Maintenant que nous avons compris le principe de la défense narcissique, nous pouvons pousser un peu plus loin l’analyse des situations avec lesquelles nous avons commencé notre réflexion.
Situation A : « Tout ça, c’est du passé. »
Truisme ! Ce n’est pas parce qu’un événement est passé qu’il ne faut pas revenir dessus. En principe, on apprend de ses erreurs passées et l’on vise à s’améliorer, à faire mieux la prochaine fois, et ainsi de suite. Du moins quand on est adulte. Sans compter que si l’on a blessé quelqu’un, même et surtout par inadvertance, il serait peut-être élégant de le reconnaître et de s’excuser, n’est-ce pas ?
Refuser d’entrer en matière sur un événement passé, c’est une fuite qualifiée. C’est, en soi, un toxique relationnel. C’est une défense et c’est extrêmement grossier.
Que peut faire la personne, face à quelqu’un qui fuit ? Elle peut toujours tenter de lui expliquer ce que je viens de montrer et insister pour que l’événement malheureux soit tout de même abordé. Mais est-ce bien utile ? Le vis-à-vis, par son attitude et son raisonnement, montre qu’il est une personne peu encline à se remettre en question. On peut même aller jusqu’à dire qu’il revendique le droit de manquer de respect à quiconque, quand bon lui semblera. Je recommande vivement à la personne de ne pas trop tarder avant de se demander si elle tient vraiment à rester en relation avec le vis-à-vis.
Situation B : « Tu as un problème avec ton ego. »
Quand le vis-à-vis accuse la personned’avoir un « problème d’ego », à partir du moment où nous avons compris qu’il s’agit d’une défense narcissique, nous nous rendons compte qu’il s’agit d’un magnifique exemple de projection. En fait, c’est le vis-à-vis qui a un problème d’ego ! Mais, peu désireux — ou incapable — de voir cela en lui-même, il attribue ce problème à l’autre. La projection est un autre mécanisme de défense qui consiste à voir dans l’autre quelque chose que l’on a, en fait, en soi. C’est le menteur qui est convaincu que l’autre ment. C’est le traître qui accuse l’autre de traitrise. C’est le médisant qui accuse l’autre de parler en mal de lui. Et ainsi de suite. Les enfants, évidemment, connaissent très bien ce mécanisme de défense — même sans avoir étudié la psychologie — et l’expriment ainsi : « c’est c’lui qui dit qui est » ! Le « tu as un problème d’ego » est une magnifique illustration de cet adage. La vérité sort de la bouche des enfants.
On peut aussi remarquer que dire à quelqu’un « tu as un problème d’ego », c’est en plus une parole extrêmement toxique. C’est, tout à la fois :
- une disqualification ;
- un dénigrement ;
- une insulte — même si le vocabulaire est choisi ;
- une tentative de prise de la position haute.
C’est ainsi qu’une parole très policée, plutôt anodine en apparence, est en fait une parole extrêmement agressive. En ce qui concerne la personne visée par cette attaque, de deux choses l’une :
- si ce qu’affirme le vis-à-vis est vrai et qu’elle n’a en effet pas dépassé ses problèmes d’ego, les voilà bien parti pour une montée en symétrie et le « clash d’ego » est pour ainsi dire programmé !
- en revanche, si la personne a véritablement dépassé ses problèmes d’ego, elle saura parfaitement ne pas faire un débat autour du fait qu’elle ait ou non un problème d’ego. Elle pourra, en son for intérieur, prendre acte du narcissisme et de l’agressivité du vis-à-vis, puis agir en conséquence.
On peut se demander si le jeu en vaut la chandelle, de revenir sur une situation d’irrespect passée face à un vis-à-visqui, en une seule phrase, révèle à quel point le respect et lui, ça fait deux !
Situation C : « C’est ton ressenti. »
Autre truisme. Évidemment, que la personne parle de son ressenti. Que pourrait-elle, honnêtement, faire d’autre ? C’est exactement ce que recommande la CNV. Parler de son ressenti à soi, c’est la meilleure chose à faire. Un vis-à-vis qui, d’emblée, conteste la validité du ressenti de quelqu’un — ou se montre disqualifiant à l’égard de ce ressenti — fait montre de muflerie. Il se comporte en goujat.
Dire à quelqu’un d’une manière condescendante ou disqualifiante « c’est ton ressenti » ou bien dire « ce n’est que ton ressenti », c’est une parole agressive. Comme, de plus, c’est une tentative de non-entrée en matière sur le sujet évoqué par la personne, nous avons là une illustration de ce que l’on appelle une attitude passive agressive. La réponse à cela, pour la personne est en fait extrêmement simple. En principe, elle devrait insister : « en effet, c’est mon ressenti. Nous devons discuter pour déterminer si j’ai de bonnes raisons ou pas de me sentir “pas respecté”. » Je dis « en principe » car, ici aussi, la question se pose de savoir si cela vaut la peine de discuter avec une personne aussi défensive et aussi agressive. Qu’est-ce qu’on peut y gagner ? En fait, pas grand chose. De toute façon, il s’agira, pour la personne de se faire respecter à la prochaine occasion, car il est hautement probable qu’un vis-à-vis narcissique ne reconnaîtra pas ses erreurs et continuera à manquer de respect envers n’importe qui et à n’importe quelle occasion.
Situation D : « Tu es dans l’émotionnel. »
Il est vrai qu’il n’est pas bon de se laisser envahir par les émotions, en particulier lorsqu’il s’agit de réfléchir à un problème difficile ou dans une interaction relationnelle. Mais cela ne signifie pas qu’il ne faut pas avoir d’émotions. D’ailleurs, comment cela se pourrait-il ? Les émotions font partie de notre être, au même titre que notre corps, notre esprit et notre conscience. Chose intéressante, en étudiant en laboratoire de grands méditants tels des moines tibétains, on s’est apperçu que les émotions qu’ils vivent sont en général très intenses. Mais ces émotions intenses durent chez eux beaucoup moins longtemps que chez les personnes qui n’ont pas l’habitude de méditer.
On peut donc affirmer que ce n’est pas très fin de reprocher à quelqu’un d’avoir des émotions ! En particulier lorsqu’on l’agresse !
Peut-être faut-il comprendre autrement ce « tu es dans l’émotionnel. » Peut-être faut-il comprendre « tu es envahi par tes émotions. » En admettant que cela soit cela que le vis-à-vis veut dire, on peut remarquer que c’est extrêmement présomptueux que de prétendre savoir où se situe la conscience d’une personne ! Il est absolument clair qu’un méditant expérimenté a sa conscience bien au-dessus — ou bien plus en profondeur — que la couche émotionnelle de son être. Quand bien-même il a une très forte émotion, il n’est en aucun cas envahi par elle. En fait, il y a même pas mal de personnes qui, sans être de grands méditants, sont tout à fait capables de ne pas se laisser envahir par leurs émotions, qui ne sont en tout cas pas à tout moment « dans l’émotionnel » : ce sont des personnes psychologiquement adultes. C’est le fait des personnes immatures que de se laisser envahir par leurs émotions.
En résumé : dire à quelqu’un « tu es dans l’émotionnel », c’est très bête, c’est prétentieux et c’est insultant. Comme, la plupart du temps, la personne qui dit cela est elle-même très encline à se laisser envahir par ses émotions, on peut aussi voir dans cette affirmation une défense projective. « C’est c’lui qui dit qui est ! » comme disent les enfants.
Situation E : « C’est ta manière de voir les choses. »
Là, il s’agit d’un magnifique truisme. Que peut-on faire de mieux que d’exprimer sa manière de voir les choses ? Un adulte a compris et intégré qu’il ne peut pas dire « on trouve que… », ni « tout le monde pense que… » Non, bien au contraire, un adulte sait que le seul point de vue qu’il peut affirmer, c’est le sien propre : « je pense que… » Alors, lui en faire le reproche, je n’hésite pas à dire que c’est d’une bêtise crasse. Du moins en commençant par cela, et en prenant ce prétexte pour éviter toute discussion.
Ce que souhaite la personne, en exprimant son point de vue sur un événement lors duquel elle ne s’est pas sentie respectée, c’est justement de pouvoir confronter son point de vue à celui du vis-à-vis. Peut-être a-t-elle mal compris quelque chose ? Peut-être est-elle d’une sensibilité exagérée sur un certain point ? C’est justement ce qu’il faudra établir. C’est en discutant des difficultés relationnelles, c’est en confrontant nos points de vue et nos façons de faire que l’on fini par s’entendre. C’est pourquoi refuser d’entrer en discussion, lorsqu’il y a une difficulté relationnelle, c’est faire montre de mépris non seulement à l’égard de la personne, mais surtout envers la relation que l’on pourrait avoir avec elle.
Situation F : « Tu es dans le mental. »
À cela, il n’y a qu’à répondre quelque chose comme « et alors ? Ce n’est pas de cela que nous allons parler. Je voudrais que nous parlions de ceci-cela, qui s’est passé. » Il s’agit, comme l’exprime Jean-Jacques Crèvecœur, de rester collé aux faits et, comme je le recommande, de se concentrer sur les enjeux pratiques.
Je voudrais relever que ce « tu es dans le mental ! » est une des insultes favorites de certaines personnes qui ont suivi suffisamment de stages de « développement personnel » pour comprendre certaines choses, mais n’ont en fait pas beaucoup grandi. Après avoir passé de longues années de leur vie à réprimer leurs émotions, elles ont découvert qu’elles en avaient — des émotions. Elles en sont arrivées à considérer qu’« écouter ses émotions » et « exprimer ses émotions », c’était le fin du fin du relationnel. Elles ne réalisent pas que rester au niveau des émotions, c’est à peu près équivalent à fonctionner comme un animal et non comme un humain !
En fait, il s’agit, à nouveau, d’une défense projective : ces personnes qui revendiquent de descendre au niveau des émotions le font généralement d’une manière intellectuelle. En vérité, elles n’écoutent pas leur système émotionnel, qui dirait par exemple « j’ai peur » ou « je ressens de la colère, parce que je me sens attaqué », et elles cherchent à s’engager dans une bataille intellectuelle. D’où la projection : « c’est toi qui est dans ton mental ! »
Comme déjà évoqué plus haut, nous pouvons relever la suffisance et la bêtise de la personne qui prétend savoir où est la conscience de son vis-à-vis !
Comment résoudre ?
Comme le relevait Einstein : « aucun problème ne peut être résolu au niveau dans lequel il est apparu ». Cela signifie que toute difficulté relationnelle entre une personne et un vis-à-vis ne peut être résolue qu’en prenant de la hauteur. Cela implique que tous les deux, la personne et le vis-à-vis, sont censés prendre de la hauteur. À défaut de quoi, il sera indispensable de faire intervenir une instance tierce qui, elle, pourra éventuellement voir les choses d’un point de vue plus élevé et contribuer ainsi à la résolution de la difficulté. Mais il n’est pas garanti non plus que l’instance tierce soit désireuse et capable de se situer à un point de vue plus élevé. Il n’est pas rare que l’instance tierce prenne parti pour l’une des deux personnes. Elle se situe alors au même niveau que la difficulté originelle.
Prendre de la hauteur
Que signifie, dans notre situation, pour chacune des personnes impliquées, la notion de « prendre de la hauteur » ? La réponse à cette question est assez complexe et je ne pourrai pas tout développer dans le contexte de ce billet. Mais en condensé, cela donne ceci :
- Il s’agit, pour chaque personne, d’être déterminée et sincèrement intéressée à la résolution de la difficulté relationnelle.
- Il s’agit, pour chaque personne, d’être capable de bien distinguer les enjeux pratiques des enjeux affectifs.
- Il s’agit, pour chaque personne, d’être capable de se remettre en question.
- Il s’agit, pour chaque personne, d’être capable de ne pas se laisser envahir par ses émotions.
- Il s’agit, pour chaque personne, d’être capable d’avoir suffisamment de recul par rapport à ses pensées pour pouvoir :
- distinguer les faits des hypothèses ;
- repérer en elle-même ce qui constitue ses croyances ;
- repérer en elle-même ses éventuels mécanismes de de défense.
On voit que c’est plutôt exigeant, que ce n’est pas à la portée de tout le monde, du moins pas actuellement, pas dans le monde tel que nous le connaissons. Les personnes dotées de toutes ces qualités et capacités sont assez rares. Pas exceptionnelles, mais plutôt rares.
Supposons que la personne — qui, rappelons-le, ne se sent pas respectée — soit capable de prendre de la hauteur, au sens où nous venons de le voir. Si son vis-à-vis ne veut pas ou n’est pas capable d’en faire autant, la difficulté relationnelle ne pourra pas être résolue entre ces deux personnes.
La personne est alors bien obligée de faire appel à une instance tierce. Ce qui n’est toujours pas, en soi, une garantie que la difficulté relationnelle pourra être résolue. En effet, il faudra que l’instance tierce, elle aussi, soit capable de prendre de la hauteur. Il faudra, de plus, que l’instance tierce ait le courage et l’aplomb de prendre position, de dire ce qu’elle observe et de faire ce qu’il est en son pouvoir de faire — ou que sa déontologie commande.
le 28 avril 2013
Bonjour,
Je tiens juste à vous manifester mon intérêt pour vos articles. Ils se démarquent réellement de ce qu’on peut lire le plus fréquemment sur internet de part leur intelligence et qualités rédactionnelles.
Je suis psychologue, donc j’ai un regard un peu plus critique je pense.
Bonne continuation !